Non, l'IA ne vole pas le travail des artistes.
Le premier réflexe à la simple vue du titre et de l'image (générée par IA évidemment) seront généralement épidermiques. Le parti-pris des individus qui "protègent le travail des artistes" est clair et ne souffre aucune réflexion. L'IA vole le travail des artistes, point.
Porteur d'un message pourtant ancré sur le partage de la culture pour tous, le droit de chacun de vivre décemment et celui des artistes de pouvoir vivre de leur art, on me fera remarquer que ma position ne tient pas. Et pourtant.
Le niveau du débat ne se situe pas pour moi au niveau de l'IA et de son impact. Est-ce que les IA génératives d'images/de vidéos "volent" du contenu diffusé sur Internet, en faisant fi des considérations comme les droits d'exploitation ? Evidemment. Enfin... ceux qui entraînent ces IAs le font, mais on m'aura compris.
Hélas pour la pensée, le débat ne va jamais plus loin. Alors que j'aimerais qu'il se centra sur les composantes philosophiques derrière ces affirmations :
- Quand commence le vol et quand se termine l'inspiration ?
- Qu'est-ce qu'un artiste ?
- In extensio, qu'est-ce que l'art ?
- Protéger le droit d'auteur est-il compatible avec un discours anti-capitaliste ?
Autant de fondements sur lesquels j'aimerais qu'on s'arrêta, point par point, en espérant trouver de quoi penser la question de l'IA comme aspirateur de contenu. Et démontrer, force démonstrations de gens autrement plus éclairés que moi - et que beaucoup de quidams impliqués dans ce débat - que non, l'IA ne vole pas et ne volera jamais aucun artiste.
Qu'est-ce que l'art ?
Un peu de contexte
Il est amusant de constater que peu de gens se posent sincèrement la question, comme si l'art était une chose acquise et à la définition universellement comprise. Comme si xXx_DarkPhoenix33_xXx de DeviantArt avait mis fin au débat qui a agité 4000 ans durant les plus grands penseurs qui furent.
Grand bien m'en fit d'avoir l'ouvrage Qu'est-ce que l'art de Tolstoï (celui-là même qui signa Guerre et Paix) à disposition pour prémâcher un travail d'analyse profond de 4000 ans d'études, qu'il condensa en une entrée en matière reprenant les diverses définitions dont il fût contemporain ou à peine de la génération d'après. Citant des penseurs que le temps oublia (preuve de la profondeur de leur pensée), Tolstoï en tira une conclusion évidente : chacun définit l'art selon ce qu'il veut décréter comme art.
À cette question : « Qu’est-ce que l’art ? » nous avons apporté des réponses sans nombre, tirées des divers ouvrages d’esthétique. Et toutes ces réponses, ou presque toutes, se contredisant d’ailleurs sur tous les autres points, sont d’accord pour proclamer que le but de l’art est la beauté, que la beauté se reconnaît au plaisir qu’elle donne, et que ce plaisir, à son tour, est une chose importante, simplement parce qu’il est un plaisir. De telle sorte que ces innombrables définitions de l’art se trouvent n’être nullement des définitions, mais de simples tentatives pour justifier l’art existant. Si étrange que la chose puisse sembler, en dépit des montagnes de livres écrites sur l’art, aucune définition véritable de l’art n’a été essayée ; et la raison en est dans ce qu’on a toujours fondé la conception de l’art sur celle de la beauté.
- Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?
Tolstoï s'interroge donc sur la notion subjective d'art, son lieu avec ce qu'on nomme - encore une fois sans trop penser à la définir - le "beau", et tirer l'essence constitutive de l'art. En substance, le résultat s'impose : le beau n'est pas constitutif de l'art, l'art existe en tant qu'art, et l'art est avant tout un langage. Pour paraphraser Corneau/Quignard dans Tous les matins du monde : "Je crois qu'il faut laisser un verre aux morts. [...] Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a déserté."
Pour donner de l’art une définition correcte, il est donc nécessaire, avant tout, de cesser d’y voir une source de plaisir, pour le considérer comme une des conditions de la vie humaine. Et si on le considère à ce point de vue, on ne peut manquer de constater, tout de suite, que l’art est un des moyens qu’ont les hommes de communiquer entre eux.
- Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?
Avançant sa propre définition, Tolstoï définira en concepts précis ce qu'a été l'art, et ce qu'il est et sera encore : l'art est un langage dont le véhicule et la finalité sont l'émotion. L'artiste voulant transmettre de la joie, transmettra de la joie. Voulant transmettre le dégoût, il transmettra le dégoût. Voulant transmettre la mélancolie, il inspirera mélancolie. L'art a ceci d'universel et d'éternel qu'un tableau peint en 1700 représentant l'époque romaine pourra contenir une architecture des années 1700 et être observé en 2025, le-dit tableau restera compréhensible et porteur d'émotions comme à l'époque à laquelle il fut peint.
L'art peut être beau, peut être laid, n'être rien, représenter le réel, le survoler, le transcender, bref : l'art a ceci qu'il est en tant que tel.
Il est triste de constater que le seul "vrai" art, celui qui parlerait à tous selon Tolstoï serait alors l'art religieux, et particulièrement l'art chrétien, mais l'art athéiste n'étant pas chose existante à son époque, on pardonnera son écart.
L'art évolue avec le temps
Picasso est un artiste qui ne laisse personne vraiment indifférent. Son art, on l'apprécie dans les cercles plus cultivés, et l'opinion populaire se fait à base de "c'est d'la merde" ou de "mon gosse de 6 ans fait mieux". N'allez pas me demander de statistiques sur la véracité de ses avis, je me contente de retranscrire ce que j'ai toujours entendu partout.
Picasso était un grand dessinateur académique.




Mais je ne doute pas qu'un enfant de 6 ans puisse reproduire son crayonné sur ses études d'ombres et de formes, n'est-ce pas ?
Picasso se lassant d'un style trop convenu, trop académique justement, s'intéressera à des formes nouvelles d'art. De nouvelles façons d'allier l'émotion par la technique. Essayant le fauvisme, Picasso finira par repenser la façon dont on envisage l'espace dans lequel créer. Représenter les trois dimensions en une seule. Picasso, dans une démarche de faire avancer l'art développa le cubisme.
L'art s'inscrit dans un contexte historique. Ce qui était innovant hier devient classique aujourd'hui. Ce qui s'inscrivait en réaction/rupture hier s'inscrit en continuité aujourd'hui.
Le Centre Pompidou distingue par exemple à l'occasion de sa Collection Moderne :
- Avant-gardes. Issue du vocabulaire militaire, la notion d’avant-garde conquiert le monde artistique du XX e siècle, affirmant la volonté de « combattre » l'ordre établi et de proposer de nouvelles formes, une nouvelle plasticité et de nouveaux modes de pensée – et de lutte – dans tous les domaines artistiques (littérature, arts plastiques, musique, danse, cirque), mais aussi très souvent dans les domaines politiques, sociaux et économiques.
- Ruptures. Le futurisme est souvent représenté comme l'un des premiers mouvements avant-gardistes, avec le manifeste de Filippo Tommaso Marinetti, publié dans Le Figaro le 20 février 1909. Appelant à la modernité dans tous les domaines de la vie, de l’art à la cuisine, les futuristes promeuvent la dimension artistique de l’objet industriel, de la vitesse et du bruit de la ville. Des groupes d’artistes comme Dada s’érigent contre les valeurs traditionnelles, la bourgeoisie triomphante, la tradition du bon goût, contre la bêtise ambiante et le militarisme, et revendiquent, dans une démarche souvent provocatrice prônant le scandale comme mode d’action, le refus des codes et de l'aliénation esthétiques, interrogeant, avec le collage ou le « ready-made », la place du spectateur dans ce qui fait art. S’appuyant sur les recherches contemporaines en philosophie, en sciences sociales, en psychologie, en psychanalyse, en politique, mais aussi en physique, en optique, en mécanique, en résistance des matériaux…, architectes, peintres, sculpteurs, écrivains, musiciens, acteurs, cinéastes, circassiens… bousculent la représentation sociale et politique de l’artiste, et affirment sa part artisanale et industrielle dans une globalisation de la pensée et de l’action dans tous les domaines de la vie.
- Continuités. La volonté de rupture se nourrit aussi de continuités, de références, par exemple à l’art d’avant la renaissance, à l’art populaire et naïf ou à quelques artistes du XIXe siècle comme Ingres, y compris chez les mêmes artistes qui construisent leur œuvre dans un dialogue ou dans un aller-retour permanent entre réalisme, figuration, déconstruction et abstraction, dans une démarche où les perpectives de l’engagement politique et social ne sont pas toujours absentes. Face aux discours qui tendent à masquer ou à interpréter à leur aune les recherches extra-européennes, de nombreuses voix, comme le Manifeste anthropophage, se font entendre, en Amérique du Sud, dans les pays colonisés, en Chine, au Japon…, pour que soient prises en compte les traditions indigènes, la pluralité et la mixité de la modernité. L’éclatement des groupes lors de la Seconde Guerre mondiale et surtout après les années 1970, l’épuisement des discours et des récits fondés sur un horizon d’attente au début des années 1980 laissent cependant un héritage (place de l’objet et de la typographie, rôle et place de l’archive et de la mémoire, citation, sérialité, historicité, happening, performance, installation, statut de l’artiste…) qu’exploitent et travaillent de nombreux artistes contemporains.
A nous alors de poser la poser sur les artistes volés par l'IA et sur les images ainsi générées : quelle démarche artistique est celle des gens volés et des gens voleurs ? Quelle trace dans l'histoire de l'art sera laissée par l'un et l'autre ? Quelle oeuvre sera affichée en musée et véhicule d'émotions simples et complexes ?
Et surtout :
Quelle capacité possède l'IA au sens large de repenser l'art et de s'inscrire à l'avant-garde des arts dans lesquels elle intercède ?
Art véritable, art d'agrément et artisanat
Mais si l’art est une activité ayant pour but de transmettre d’homme à homme les sentiments les plus hauts et les meilleurs de l’âme humaine, comment se fait-il que l’humanité, durant toute la période moderne, se soit passée de cette activité et y ait substitué une activité artistique inférieure, sans autre but que le plaisir ?
- Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?
Postulons que l'art existe. Je postule alors que l'art "véritable" est celui qui transmet en moi une émotion profonde.
Je postule ensuite que les centaines d'arts conceptuels que je trouve en page principale d'ArtStation ne me procurent aucune émotion, que je n'apprécie là que l'exercice purement technique retrouvée autant de fois en autant "d'artistes" que je ne discerne pas par leur style propre ni par l'originalité de leur démarche, et dont l'affichage sert moins à l'exercice de l'art pour l'art que pour la publicité faite de leur produit final - souvent un jeu vidéo sur lequel ils ont travaillé ces derniers mois - que la publicité faite pour leurs compétences techniques dans l'espoir d'enquiller sur un autre produit final, souvent un jeu vidéo :


Il se trouvera des gens pour défendre ces exemples - respectivement "character" et "concept art" - comme des oeuvres d'art à part entière s'inscrivant dans une démarche méliorative de l'art dans son contexte historique. Sur un site présentant en premier lieu le contenu de gens ayant un abonnement payant actif pour figurer en priorité. Inutile de dire ce que je pense d'eux et de leur avis...
On distinguera, dans l'histoire de l'art et dans les philosophies des arts une dichotomie dans la discipline : l'art pour l'art et l'art d'agrément.
Si l’art, conforme à la connaissance d’un objet possible, exécute seulement les actions nécessaires afin de le réaliser, alors il est mécanique ; si en revanche il possède pour fin immédiate le sentiment de plaisir, alors il s’appelle un art esthétique. Celui-ci relève soit des arts d’agréments, soit des beaux-arts. C’est le premier cas lorsque la fin de l’art est que le plaisir accompagne les représentations en tant que simples sensations, et c’est le second lorsque la fin de l’art est que le plaisir accompagne les représentations en tant que modes de connaissances.
Les arts d’agrément sont ceux dont la jouissance est le seul but ; tels sont tous les attraits qui peuvent à table contenter une société, ainsi raconter quelque chose d’une manière intéressante, savoir conduire le monde à une conversation franche et vivante, l’accorder par la plaisanterie et le rire à un certain ton de gaieté, en lequel, comme on dit, on peut babiller à tort et à travers, sans que personne se tienne pour responsable de ce qu’il dit, parce qu’il ne s’agit que d’une conversation en passant et non de quelque chose qui doit demeurer pour être médité ou répété. A cela appartient encore la manière dont la table doit être dressée pour le plaisir, ou dans les banquets la musique de table (…).
- Kant, Critique de la faculté de juger
Voulant ressentir une profonde émotion (esthétique), je me tournerai vers une exposition contemporaine sur la redéfinition des formes vivantes. Les lieux de "branlette intellectuelle" comme le disent avec tant de mépris ceux qui ne jurent que par le médiocre... et qui accessoirement se pâmeront devant une vidéo de 3 heures analysant en profondeur la dernière bande-annonce du dernier Marvel. Quelle ironie.
Voulant ressentir quelque sentiment agréable en étant dans mon salon, j'achète et suspend un tableau aux couleurs et aux formes qui ne m'évoquent rien d'autre qu'un peu de plaisir immédiat, sans autre forme de réflexion ou d'introspection. Un paysage, une photo de monument, un portrait de labrador en noir et blanc.
Ce faisant, je classe au mieux le concept art d'une usine désaffectée qui sera le niveau 4 du prochain jeu vidéo de type extraction shooter d'un studio suédois comme un art d'agrément, cet art conceptuel n'existant que pour satisfaire la soif de coups de pinceaux à destination des futurs joueurs, sans plus de vision artistique que cela.
Quand aux centaines de personnages au visuel vu et revu depuis 15 ans, et sans cesse ancrés dans une ère du temps où le design se Pixarise, les courbes et les formes se tendent et les peaux sont d'une teinte qui ne dérange personne, je n'observe plus d'art mais de l'artisanat.
L'art se distingue aussi de l'artisanat ; le premier est dit libéral, le second peut être nommé aussi art mercantile. On regarde le premier comme s'il ne pouvait répondre à une finalité (réussir) qu'en tant que jeu, c'est-à-dire comme une activité qui soit en elle-même agréable ; on regarde le second comme constituant un travail, c'est-à-dire comme une activité qui est en elle-même désagréable (pénible) et qui n'est attirante que par son effet (par exemple, à travers son salaire), et qui peut par conséquent être imposée de manière contraignante.
- Kant, Critique de la faculté de juger
L'artiste produit de l'art sans autre finalité que produire de l'art, et ainsi des émotions. Produisant de l'art, je communique mon émoi. L'artisan, s'il peut travailler son esthétique, n'a d'autre finalité que d'accoucher d'un produit fonctionnel : qui, une feuille de personnage destiné à être produit en 3D pour sauter de plateforme en plateforme, qui un décors servant de base pour ceux qui devront réfléchir le bloc-out d'un jeu de tir avec couvertures. L'art conceptual d'alors n'est qu'un outil fonctionnel destiné non à des artistes, mais à des techniciens de modélisation 3D et de placement d'objets dans une recherche de gameplay.
L'art exige l'émotion.
L'artisan exige l'utilité.
Est-ce un mal ? Absolument pas. Il n'a jamais été question d'exigence d'un quelconque quota de l'art en général. Mais il s'agit de replacer aux bons endroits les bonnes personnes.
Les gens qui publient des images sur Internet ne sont pas des artistes, mais des artisans.
Du droit de chacun de vivre de son activité
Ayant établi que ma position "l'IA ne vole pas les artistes" repose plus sur le statut d'artistes que sur le vol en lui-même, interrogeons-nous sur cette notion de vol. Si l'IA ne vole pas un artiste, elle vole bien bien un humain. Humain qui dépendait bien souvent de ses maigres commissions de dessins zoophilo-érotiques (du furry en bon anglois) à 50$ pour subsister - assurément, quelle perte pour l'humanité.
Supposons que de vrais artistes - repensant l'art, créant de l'art pour l'art - existent. C'est déjà une existence marginale qui sera la leur, n'étant pas assez en nombre pour émerger au-delà de la masse des artisans médiocres avides de character sheets pour un jeu vidéo qui n'existera jamais et qui leur attirera sept pouces en haut et trois commentaires un soir d'affluence, signe incontestable de son statut d'artiste. Cette existence déjà marginale sera en plus amputée des maigres revenus leur revenant, les clients d'autrefois préférant les images génériques moulinés par une IA qui ne demande ni 50$ d'acompte ni 3 semaines de délai en passant par 3 étapes de validation de croquis.
L'artiste, sans argent - mais vivant quand même dans un monde où le loyer, les courses, les factures et les loisirs se payent - se meurent, comme jadis en tant qu'artiste on mourrait seul sous un toit brûlant de Montmartre à 34 ans, pile avant que notre talent soit reconnu.
J'avance l'idée que de voir la médiocrité s'éteindre - et que les gens se prenant pour des artistes sans en être soient renvoyés au silence et à l'oubli dont ils n'auraient jamais dû sortir - est une bonne chose. Limiter la circulation de la médiocrité n'aura qu'une conséquence méliorative pour le monde et les arts.
Mais quid des artistes, des vrais ?
La réponse semble claire et attaque de front l'IA qui prend à tout-va : les droits d'auteur. Le CopyRight. "C'est à moi et à personne d'autre". Moi dont les seuls objets 3D sur Sketchfab sont tous en licence d'exploitation libre à défaut de pouvoir y affecter une licence "Domaine Public", je hausse un sourcil. L'artiste, pour exister, veut que son art, pourtant essentiel au langage, soit barricadé derrière un billet vert. Je ne parle mais que contre rémunération. Une émotion singulière s'il en est.
La réponse, supposément de gauche, protégeant les artistes, s'inscrit dans la plus pure tradition de mercantilisme de tout, et ancre l'art comme une marchandise au même titre qu'un sac de noix.
Dans cette approche, Marx se distancie d’une compréhension philosophique spéculative de l’art, qui ferait l’impasse sur la réalité concrète de l’artiste : « Le problème de Marx lorsqu’il aborde la question de l’art n’est donc pas de promouvoir un modèle esthétique quel qu’il soit, mais de penser l’activité artistique comme formatrice de l’homme lui-même, au même titre que le travail, tout en maintenant son caractère déterminé ». Au contraire, il y a chez Marx nombre d’éléments qui encouragent une compréhension sociologique et matérialiste de l’art en tant que pratique productive, tout en servant de guide pour qui ne souhaite pas, ce faisant, abandonner une attention aux œuvres elles-mêmes et à leur portée culturelle. L’apport de l’étude de la marchandise présentée dans Le Capital permet deux choses essentielles dans cette perspective : interroger la situation de l’objet d’art sous l’angle des catégories de valeur d’usage et de valeur d’échange ; mieux comprendre le travail artistique et les représentations sociales dont il fait l’objet. La pertinence de réfléchir l’activité artistique en parallèle à une lecture de Marx est fondée dans cette lecture même : l’activité de l’artiste se pose souvent, chez Marx, en tant qu’exemple de production non aliénée, problématisant l’art et le travail artistique d’une manière singulière.
- Pascal Bédard, Art et marchandise : penser le travail artistique avec Marx
Dans un monde miné par le Capital, il est normal de vouloir sa part du gâteau. Que son travail paie. Poussant à considérer l'art comme quelque chose qui vaut quelque chose. Parce que sinon je meurs de faim et je finis à la rue.
Il ne vient jamais à l'idée de penser un modèle alternatif protégeant les artistes.
Godard le disait bien, parlant non des artistes mais des auteurs - ce qui en grammaire godardienne est peu ou prou la même chose [1] [2] :
Le droit d’auteur, vraiment c’est pas possible. Un auteur n’a aucun droit. Je n’ai aucun droit. Je n’ai que des devoirs [...] Je suis contre Hadopi bien sûr. Il n’y a pas de propriété intellectuelle.
Grand amateur des films de Godard, en particulier des films collage, je ne peux que comprendre une position aussi radicale. L'art, en étant mis au monde, appartient au monde, et peut être réapproprié par lui. Prenant une photo chez Ron Haviv, prenant une introduction chez Bernanos, prenant un vers chez Aragon, prenant une musique chez Arvo Pärt, je colle le tout ensemble, et j'accouche d'un chef d'oeuvre, Je Vous Salue, Sarajevo.
Dépossédant de leurs droits d'auteur les autres auteurs, Godard reforme une oeuvre d'art existante par elle-même. Accuse-t-on Godard de vol ?
Une IA pourra-t-elle jamais accoucher d'un chef d'oeuvre collant d'autres oeuvres par petits bouts comme l'a fait Godard ?
Mais comment assurer que Ron Haviv le photographe, Bernanos l'écrivain, Aragon le poète, Arvo Pärt le compositeur existent, dépossédés du droit d'auteur et de ses royautés ?
Ecoutons plus avant Godard.
Ca m’énerve de voir les mendiants, j’aime bien leur donner par complexe de culpabilité, mais quand ils mettent « j’ai le droit de manger », j’essaie de leur dire « vous devriez mettre j’ai le devoir de manger. Aidez-moi à accomplir mon devoir, et non pas j’ai le droit de manger ». Dès qu’on nait, on a le devoir de manger, le devoir d’aimer, le devoir de ceci et de cela. Surtout pas droit. Alors le droit d’auteur, à fusiller tout de suite.
Ainsi entendait-il le devoir d'un artiste. Un artiste n'a pas de droit sur son art. Un artiste a un devoir. Envers le monde. Celui de l'inonder de son art.
Quel est le devoir d'une société, sinon d'aider cet artiste à se concentrer sur son art, en lui passant le stress de devoir gagner de l'argent à tout prix ? De le libérer d'un fardeau ?
Peut-être en faisant comme l'Irlande qui allouera un salaire d'artiste de 1300€ par mois. Une pensée qui n'effleure personne en France visiblement. Et qui loin d'être venue de la gauche comme ça devrait être le cas... est venue du centre-droit au pouvoir localement.
La gauche défend le droit d'auteur et les royautés, et la droite l'existence des artistes en tant qu'artistes. Les bras m'en tombent.
En conclusion
"Artiste" ce n'est pas un badge qu'on s'accroche en alignant 3 calques sur Photoshop. C'est un honneur qui traduit une vision et un devoir envers le monde.
"Voler" est un concept qui, en art, n'existe que quand on ne s'adonne qu'à la recopie mécanique.
"L'IA" n'est responsable de rien, elle ne fait que ce que des ingénieurs lui demandent de faire.
Laisserons-nous faire les grandes entreprises de la tech ?
Le bénéfice humain à éliminer les médiocres ne gomme pas un préjudice plus grand encore pour l'humanité dans son ensemble : les grandes boîtes techs américaines, qui se font la course à l'IA au détriment de tout - environnement, démocratie, qualité, véracité et apaisement du débat, vol de contenu sans consentement facilité par des hordes d'avocats au garde-à-vous [1] [2] - ont investi l'espace public et ne sont pas prêtes d'être délogées. Ces grandes boîtes tech qui pensent que lever 7000 milliards de dollars est faisable, s'acoquinant avec n'importe quel dictateur du Moyen-Orient, en passant par le christiano-fascisme d'un ancien présentateur télé milliardaire au "pays de la liberté".
L'IA sert à remplacer l'humain aux tâches répétitives et basiques - indignes pour quiconque, facteur de stress, de dépression, de douleurs musculaires incurables - et à renvoyer toujours plus d'individus dans la précarité. Les médiocres sont éliminés mais remplacés par de tout aussi médiocres jeunes cadres dynamiques générant à la volée des images toutes plus ignobles les unes que les autres, persuadés de leur génie informatique consistant à aligner 3 phrases compréhensibles par une IA calibrée sur les entrées de crétins comme eux, et affichant fièrement le titre de "Prompt Engineer" (Ingénieur de déclenchement, le "prompt" étant l'instruction interprétée par l'IA) comme si cela témoignait de compétences valorisantes. Dans ce jeu à somme nulle pour la médiocrité ambiante, la seule chose qu'on y gagne, c'est un chômeur supplémentaire.
L'amateur d'arts que je suis ne peut que saluer toute initiative consistant à remettre l'art à sa place - et ceux qui n'y comprennent rien à la leur.
Les résidus d'humanité qui me restent ne peuvent qu'espérer une régulation sévère des IA avant que le monde soit gangrené.